Jean-Hervé Lorenzi est le président du Cercle des économistes qui organise annuellement les rencontres économiques d’Aix-en-Provence. Il est titulaire de la chaire «Transition démographique, transition économique» au sein de la Fondation du Risque. Jean-Hervé Lorenzi est le président du Pôle de Compétitivité «Finance Innovation». Il est membre du directoire du groupe Edmond de Rothschild France2.
«L’innovation, un moyen de créer une situation de monopole»
En tant qu’administrateur indépendant, Jean-Hervé Lorenzi est membre du conseil de surveillance d’Euler Hermes et des conseils d’administration de la fondation Médéric Alzheimer, de l’IDATE et de BNP Paribas Cardif.
Vous êtes considéré par nombre de nos lecteurs internationaux comme l’un des économistes européens les plus visionnaires du XXIe siècle. De plus, le Cercle des économistes que vous dirigez est une référence à la fois pour les dirigeants et les citoyens qui veulent comprendre l’actualité et les débats économiques. Quelle est votre vision de l’innovation ouverte ? Comment peut-elle être une source de réduction des diverses inégalités en plus d’être une source d’accélération de création de valeur partagée (entre PME, grands groupes, utilisateurs, laboratoires de recherche, etc.) ?
L’idée de base pour les économistes, c’est que l’innovation offre à chacun l’opportunité de développer son activité. En cela, elle constitue un vecteur de réduction des inégalités. La stratégie des entreprises consiste à verrouiller les innovations en en détenant le monopole, et ce, afin de conserver leurs parts de marché. Pour ce faire, elles peuvent s’abstenir de commercialiser une technologie qu’elles détiennent ou bien profiter de ce que les économistes appellent les «barrières à l’entrée». De plus, les grands groupes parviennent à capter de plus en plus rapidement les innovations. Par exemple, les leaders du secteur pharmaceutique récupèrent les innovations développées par de plus petites structures, davantage orientées vers la création de nouveaux produits.
Quel est le rôle de l’innovation ouverte pour la société du XXIe siècle?
Ce que je viens de vous décrire contredit l’idée selon laquelle l’innovation est un facteur de réduction des inégalités. On pourrait même soutenir l’inverse : l’innovation constitue un moyen pour les entreprises de créer une situation de monopole et ainsi de garantir leur position dominante. Jusqu’ici, les brevets incitaient les individus à investir puisqu’on protégeait leurs créations pendant quelques années avant de les remettre sur le marché. De ce point de vue, l’innovation ouverte représente une nouveauté, avec l’idée selon laquelle on fournit un accès libre à l’usage des innovations. Par exemple, dans le domaine du numérique, un libre accès est offert aux logiciels, à partir desquels les individus peuvent travailler.
On met à la disposition de toute la base qui permettait traditionnellement à l’innovateur de se protéger. L’innovation ouverte sous-tend dans son principe, dans ses objectifs, l’idée selon laquelle l’innovation telle qu’elle existait jusqu’ici avait un effet pervers en termes d’inégalités. Elle suggère qu’en offrant aux individus quelques éléments de base à partir desquels travailler, on rouvre complètement le jeu et on permet à chacun de développer son propre savoir. L’innovation ouverte fonctionne un peu comme si le point de départ des innovations était financé : on fournit aux individus la base qui leur permet de développer leur activité.
L’innovation est en principe un vecteur de réduction des inégalités mais elle les aggrave en pratique. L’innovation ouverte est, dans son principe comme dans la pratique, une sorte d’antidote à la concentration actuelle de l’innovation. Qu’il s’agisse du numérique, de la santé, ou du médicament, l’écosystème de l’innovation est structuré autour d’un nombre très limité d’entreprises.
Quelle est l’ampleur réelle de l’innovation ouverte ? Comment faire émerger une nouvelle stratégie d’innovation plus collaborative et comment soutenir le développement des acteurs déjà présents, des pionniers de l’innovation ouverte, en France comme à l’international ?
Si la dynamique d’appropriation existe réellement dans un domaine – comme Google l’illustre de manière caricaturale – alors l’accès ouvert à une technologie est un moyen formidable de remettre en cause cet effet pervers de l’innovation. Le critère pour déterminer l’ouverture doit être l’importance de la technologie en question. De ce point de vue, il est nécessaire de soutenir les pionniers de l’innovation ouverte.
Quel peut être le rôle des territoires et de leurs écosystèmes d’innovation, notamment dans le cadre des pôles de compétitivité ?
Au niveau d’un territoire, l’écosystème recherche par nature le développement de l’innovation avec tous ses acteurs plutôt que la préservation d’un monopole.
La logique des territoires n’est pas du tout la même que celle des entreprises. Mais le pouvoir de décision n’est pas détenu au niveau des territoires, mais au sein des grandes entreprises qui sont très présentes auprès des start-ups et des universités.
Comment utiliser l’innovation ouverte pour soutenir à la fois la croissance et la réduction des inégalités au niveau des territoires ?
Le concept d’Open Innovation est très intéressant dans son principe mais sa portée est limitée. Les acteurs qui peuvent jouer un rôle pour créer une vraie dynamique autour de l’innovation ouverte sont les universités, les territoires et les pôles de compétitivité.
Comment envisager le financement de l’innovation ouverte ?
Aujourd’hui, les leaders de la vie économique sont des entreprises dont la taille est disproportionnée par rapport aux pôles de compétitivité ou aux universités qui, eux, cherchent essentiellement à fournir leurs compétences et les solutions des start-ups à ces grandes entreprises. Les acteurs publics jouent ici un rôle important mais paradoxal car la maîtrise de la technologie se fait surtout au niveau de grandes entreprises de taille mondiale. L’échelle des territoires est plus petite donc le système de l’innovation ouverte est par nature plus limité.
Comment renforcer l’impact des stratégies d’innovation qui réduisent les inégalités tout en accélérant la croissance ?
La seule solution consiste à imiter ce qui s’est fait en matière de télécommunications, c’est-à-dire à casser les monopoles quand il y en a ! C’est ce qui s’est passé pour les trusts : l’histoire de la concurrence aux Etats-Unis est fondamentale pour comprendre cela. Il faut aujourd’hui casser les monopoles en remettant à la disposition de toutes les technologies développées par quelques entreprises. Il n’y a pas d’autre solution. Paradoxalement, on n’a jamais autant parlé de concurrence alors que le nombre de situations monopolistiques n’a jamais été aussi élevé. La concurrence existe sur les produits banalisés mais pas sur les produits et services qui comptent dans l’évolution de nos sociétés.
Quel est le rôle du Cercle des économistes en Europe et dans le monde et comment appréhender des débats en Europe sur ces sujets d’intérêt commun ? La première Charte collaborative des Territoires de l’innovation ouverte pourrait-elle être un modèle à suivre en Europe ?
Je serais ravi qu’on fasse un événement en Europe centrale avec le Cercle des Économistes sur de tels sujets d’intérêt international.